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Stéphanie Hochet, le blog officiel

Presse,présentation, analyse des romans, articles, interviews littéraires


"Le marin rejeté par la mer", Mishima

 

 

     Dans certains romans, le mécanisme qui mène à la chute est enclenché dès les premières pages. Pour de jeunes garçons de 13 ans, trainer sur les bords de mer et dans des lieux sauvages est un rituel qui donne l’occasion d’exprimer leur vision du monde et leurs idées philosophiques. On y affirme  l’inutilité de l’espèce humaine et le non-sens qu’est la vie, on cherche à devenir un homme en refusant toute trace de sentiment, en jugulant ses émotions mais on est encore assez enfant pour ne pas dire totalement au-revoir au culte des héros, des hommes durs qui ne tremblent jamais. Ces jeunes adolescents pétris de pensée zen méprisent la mort. Noboru approuve ce pli de l’esprit autant qu’un autre. Il est vrai qu’étant orphelin de père, la mort ne lui est pas totalement étrangère.  Le marin rejeté par la mer aborde la vie secrète de ce garçon dont l’imagination se livre à un érotisme morbide et voyeur. Caché au fond d’une armoire qui donne accès à une ouverture dans le mur, Noboru épie sa mère qui se déshabille spécialement quand elle l’avait grondé.  Pense-t-il qu’elle pourrait le surprendre et le punir ? Son excitation n’en est qu’augmentée. Un homme arrive dans la vie de la jeune femme, c’est un marin : Ryûji. Corps d’homme observé, admiré par un garçon qui a le culte de la virilité : Ryûji avait un or authentique dans sa chair, dans ce clair de lune, dans la sueur qui brillait. Le rêve du garçon rappelle l’homoérotisme lumineux et guerrier d’un autre roman de Mishima : Le soleil et l’acier. Mais ce corps hypostasié n’abrite pas l’âme forte qui plairait à Noboru.  Le marin qui s’était fait marin parce qu’il détestait la terre, n’avait pas cherché l’aventure, la vie brutale dans une franche affirmation, il avait pris la mer par négation, parce que la terre ne voulait pas de lui. La première rencontre entre Noboru et Ryûji a lieu en été, saison où les corps à moitié nus des dockers luisaient vaguement dans le fond du bateau, la seconde a lieu l’hiver. La première est le moment de l’interrogation,  de l’observation, la seconde sonne le temps des décisions. Ryûji rentre au port amoureux de la mère de Noboru, décidé à l’épouser, prêt à devenir le nouveau père d’un garçon de 13 ans. Ryûji est un doux, un sentimental, il peut devenir exalté dans son amour. Dorénavant, il a rejeté la mer, il reprendra le commerce de la mère de Noboru, il sera le patron d’un petite entreprise, futur bourgeois. Et pour amadouer Noboru, il veut agir avec une intelligence qui n’est que douceur.  Pour l’adolescent, cette douceur est une faiblesse écœurante.

    C’est l’avenir même, les adultes en général, les pères en particulier, ces briseurs de rêve, ces héros déchus que Noboru et sa bande vomissent. Quand la croissance équivaut à la putréfaction et que les adultes sont des marins inutiles, des hommes sans autorité, ce monde, déjà vide, s’affaiblit encore. La perte de la foi est cruelle pour celui qui la vit, et le sang apparaît comme la seule façon de purifier un monde sali.  

    Toute entreprise guerrière commence par un conditionnement et un entrainement. Mise à mort, éventration, et extraction des viscères. C’est sur un chat que le groupe de garçons se fait la main.  Avec quelle poésie Mishima peint ce tableau d’horreur qui mobilise les conceptions philosophiques les plus ambitieuses. L’être et le non-être, l’intérieur et l’extérieur, le vide et le plein, le vivant et le mort. Et de la même façon qu’on composerait un jardin zen, où chaque organe aurait son emplacement, les adolescents répètent l’art de tuer, d’éventrer et de composer une scène d’une beauté perverse.

    Après le chat, le marin.

    La poésie cherche l’essence des choses. L’intérieur d’un corps est noir d’encre. L’endoderme est de la nacre. Et Mishima, dans son uniforme ouvert, se fend le ventre pour exhorter à la révolution.

 

 

S.H.

 

 Le magazine des livres, septembre 2010

 

 

Première parution au Japon en 1963.

Traduction française 1968.

Folio Poche 183 pages.

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