« Ce ne sont pas des inséparables, mais un couple de perruches, tout simplement ! »
C’était la semaine dernière, alors que je me promenais tranquillement dans un vide-grenier, à l’autre bout de la France. Il faisait un peu froid, le ciel était gris, et l’homme qui exposait des
oiseaux tropicaux, un cacatoès sur l’épaule, expliquait à tous les badauds qui passaient par là comment lui était venue la passion des oiseaux. Il y avait toutes sortes de gens, certains
sortaient même leur chéquier pour acquérir une perruche ou deux, histoire d’apporter un peu d’exotisme à un mois d’août assez fade. Et puis, il y avait ces trois ados, qui observaient de loin,
comme fascinés par ces animaux qu’ils n’avaient sans doute encore jamais vus. Je les voyais qui s’approchaient, de temps en temps, oscillant entre la curiosité et la peur. Et puis, quand je suis
repassé une deuxième fois dans cette rue, je les ai vus équipés de pistolets à billes. Le jeu était simple : quand personne ne regardait, il fallait viser les oiseaux. La perversion avait
pris le pas sur la fascination.
Bizarrement, j’ai tout de suite associé cette scène au livre Je ne connais pas ma force, de Stéphanie Hochet. Peut-être à cause de la couverture. Mais aussi à cause de
l’histoire de ce roman: les ados et leur comportement. La violence qu’ils ont tout à l’intérieur, et qui peut se déchaîner sans raison, juste parce que le moment est venu. Ou que la cible est
trouvée. Stéphanie Hochet aime à décrire ce déchaînement des passions, les dommages collatéraux que cela entraîne. Avec La distribution des lumières, Hochet
continue d’écrire sur ce que l’on ne veut pas entendre, sur les plus mauvais côtés de l’humanité, sur la force, la violence, le mal, l’abandon dont chacun de nous peut faire preuve. L’Homme est
capable de tout, nous dit-elle : « “sans la culture et ses entrelacs de complexités, de distances où l’art, la poésie se sont engouffrés, il ne reste que la bestialité, la vie aveugle
des animaux” ».
Pourtant, les tendances à la perversion dont font preuve les héros de l’auteure ne sont jamais totalement gratuites, elles trouvent une origine quelconque, un déterminisme. Dans Je ne
connais pas ma force, il s’agissait d’un jeune homme hospitalisé, qui, pour lutter contre une grave maladie, devenait le Führer de son corps et menait sa dictature dans tout
l’hôpital. Dans Combat de l’amour et de la faim, c’était l’équilibre souvent instable entre la nourriture et/ou l’argent qui expliquait la malhonnêteté, la trahison dont
faisait preuve le héros. Cette fois, La distribution des lumières met en scène l’abandon.
Aurèle et Jérôme sont deux ados paumés. Abandonnés par leurs parents, qui ont reconstruit leur vie, ils évoluent dans une famille recomposée qui ne leur laisse pas vraiment de place. Aurèle prend
en charge elle-même l’éducation de son frère Jérôme, qui souffre d’un retard mental. Abandonnés aussi par la ville, par les autres, ils vivent dans une banlieue triste, à quelques pas de
Lyon : « “blanc et gris avec de petits balcons pour ceux qui occupent les extrémités. Des centaines de fenêtres ouvertes ou fermées, pareilles aux calendriers de l’Avent” ». Personne ne
s’occupe d’eux. Alors, lorsque la jeune Anna Lussing débarque au collège de Mortissieux pour donner des cours de musique, Aurèle décide qu’elle sera l’objet de sa passion. L’objet de sa
perversion. L’adolescente a troqué son innocence contre de l’incandescence. La beauté d’Anna est le carburant des déviances qui germent dans son esprit. Elle tient Jérôme sous sa coupe, qui lui
donne une confiance aveugle et obéit à tous ses ordres : « “j’exerce un pouvoir quasi-militaire sur lui. Il est mon bras droit, mon allié indéfectible” ». Elle lui fera espionner Anna,
lui fera écrire des lettres anonymes, créera le désir chez lui. Et puis tout bascule. Aurèle découvre que la professeur de musique a un amant, un traducteur italien, Pasquale, et fera tout pour
l’expulser de sa vie. Quitte à l’accuser d’un meurtre. La perversion n’a plus de limite, une fois lancée. Le plaisir naît de la souffrance, de l’étouffement. C’est finalement l’histoire de deux
ados qui détruisent un couple, parce qu’ils n’ont pas trouvé de jeu plus excitant.
Parallèlement à ça, Stéphanie Hochet nous fait partager les états d’âmes de Pasquale, un italien qui a quitté son pays d’origine, ne pouvant plus supporter Berlusconi. C’est à Lyon qu’il
rencontre Anna et en tombe immédiatement amoureux. Bien vite, il se rend compte que quelque chose se trame, que la jeunesse d’Aurèle n’est pas saine. Mais trop tard pour stopper le mécanisme
infâme qui s’est mis en place, dont la victime collatérale sera Anna, à qui la parole n’est jamais donnée dans le roman, comme pour donner plus de force à son statut.
La distribution des lumières est un excellent roman, d’une rare maîtrise. Les trois voix de Pasquale, d’Aurèle et de Jérôme se mêlent
comme dans un contrepoint, une superposition de mélodies qui n’ont pourtant pas le même ton mais qui s’assemblent pour mettre en lumière la nature humaine dans ce qu’elle a de plus sombre.
Stéphanie Hochet renoue en plus avec la tradition des auteurs engagés, mais par l’intermédiaire d’un personnage, lorsqu’elle dresse un constat amer de l’Italie de Berlusconi. Volontairement
polémique, une vraie vision politique transcende le roman : «“ il me semble qu’on a le droit d’utiliser le terme de fascisme. Quand 1500 sans-papiers sont expulsés en une seule nuit avec
ratonnades dans les rues et les maisons privées, on peut y voir une version italienne de la nuit de Cristal” ». Franc, direct, fort.
Il y a là tous les ingrédients pour une sélection au prix Goncourt.