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Stéphanie Hochet, le blog officiel

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Le Duel de Joseph Conrad

Publié par Stéphanie Hochet sur 29 Juin 2009, 15:13pm

Catégories : #Combat de l'amour et de la faim

   Cette nouvelle de Joseph Conrad est le récit d’une légende qui aura hanté la Grande Armée et continué pendant la Restauration.
    Deux officiers d’Empire, serviteurs fervents de Napoléon, s’affrontent durant des années en combats singuliers jusqu’à ce que l’un tienne l’autre en joue et... Il ne faudrait pas raconter la fin, hallucinante leçon de stratégie.
    Deux hommes que tout oppose. Le premier, D’Hubert, est un homme du Nord, élégant, calme et sensé, issu d’une bonne famille, qu’il chérit. L’autre, Féraud, est un petit gascon querelleur, sorti de rien - rejeton d’un forgeron brutal, illettré - qui s’est jeté dans les batailles napoléoniennes avec une passion et un acharnement de gosse saoulé de ressentiment. Devinez lequel provoque l’autre le premier ?
   Quand le récit commence, Féraud a déjà blessé un civil lors d’un duel. C’est cette première agression située hors du champ de l’histoire qui propulse l’action. L’ordre a été donné à d’Hubert de mettre le bretteur aux arrêts. (« Napoléon Ier, dont la carrière revêtit l’aspect d’un duel avec l’Europe entière, n’aimait pas que les officiers de son armée se battent en duel ».) Les deux hommes sont lieutenants de hussards mais dans des régiments différents, ils ne se connaissent pas. Ils se connaîtront. D’Hubert exécute son ordre au moment où Féraud fait un brin de cour à une dame dans un salon de Strasbourg. Le petit méridional ne pardonnera pas cette intervention virile qui l’interrompt en pleine parade courtoise. Le premier combat se déroulera le jour même. Acculé au duel dans un jardin « qui, jusque-là, n’avait pas connu de bruit plus guerrier que le clic-clic des cisailles » avec pour seuls témoins un jardinier sourd et une jeune fille au bord de l’évanouissement, d’Hubert l’emporte en blessant Féraud. On n’en restera pas là.
    Comme on le devine, il n’y a pas de raison qu’une haine si vite déclarée s’éteigne si vite. Puisque la haine n’est pas raisonnable, ces deux-là n’en auront jamais fini.
   Pour leur entourage, l’origine de cette animosité que la violence des campagnes napoléoniennes n’atténue pas reste un mystère. Plusieurs fois interrogé, aucun des deux combattants ne daigne avancer la moindre explication. Ce silence commun paraît suffisamment louche pour qu’on suppute. Un affaire de femme ? L’histoire de la dame entreprise à Strasbourg est vite oubliée et la suggestion est démentie par les deux partis. Certains voient dans cette aversion une hostilité datant d’une vie antérieure. On ne saura pas le fin mot de l’affaire. D’où vient cette passion qui n’est pas uniquement l’expression de la volonté de détruire puisque au moment de la retraite de Russie les deux hommes s’épaulent quand ils sont attaqués par les cavaliers cosaques? Pendant la Restauration, d’Hubert intervient auprès de Fouché pour sauver la vie de son ennemi devenu persona non grata sous le nouveau régime. La haine aussi a ses trèves.
    Les combats entre les deux hommes reprennent avec d’autant plus de vigueur. Toutes les armes sont utilisées : sabre, épée, pistolets, duels à terre et à cheval. Chacun exprime sa suprématie sur l’autre. A tour de rôle. Si d’Hubert est un meilleur stratège, Féraud est plus fort au tir. Ils ne reconnaîtront qu’une règle : celle qui consiste à se battre avec un homme du même grade. Il n’y a pas de duellistes morganatiques dans la Grande Armée.
    D’Hubert, plus brillant, plus maître de lui, a souvent un grade d’avance sur Féraud, « obligé » de courir après la décoration, de gagner ses galons pour affronter son ennemi. Un Féraud toujours à la traîne, aux instincts exacerbés et à la vanité blessée. On le verra vieillir, s’aigrir, devenir un quadragénaire provocateur et calomniateur. Il ressemblera à un « oiseau irritable », repoussant. Alors que d’Hubert, suffisamment habile pour prendre également part au régime de la Restauration fera un beau mariage avec une jeune noble, Féraud aura à cœur de salir sa réputation, de le traiter d’arriviste et comble des combles – y compris à cette époque pour quelques nostalgiques de l’«Autre» - d’homme qui n’a jamais aimé l’Empereur. Offense impardonnable aux yeux de cet ancien enfant maltraité.
    Pourquoi d’Hubert, pourtant si sensé, se bat-il dans la fureur avec ce fou ? Conrad  parle du désir raisonné d’en finir. C’est pour sauver sa réputation, sa conception de l’honneur qu’il devient un adversaire actif (rappelons que l’honneur, selon Schopenhauer, « c’est l’opinion que les autres ont de nous », « un fétiche » dira le philosophe avec mépris, un legs du Moyen-âge, époque obscure où l’on grimait les actes barbares avec des codes, des règles empanachées). Au fil des années, la relation entre les deux hommes devient trouble, d’Hubert lui-même parle de « lien plus étroit qui [les] unit désormais » ; deux duellistes, c’est un peu un couple. Quand l’un tombe à terre, l’autre se détourne, le combat singulier n’est pas un sport où l’on achève les blessés. Il semblerait que cette règle les arrange bien. On reprendra le duel plus tard. Et à charge de revanche. Cette façon de ne jamais mettre un point final à la sauvagerie qui les lie est suspecte.
   La rigueur et l’orgueil ne quitteront jamais d’Hubert, y compris quand il tombera amoureux. La prose de Conrad exprime bien ce mélange de résistance et d’émotion : « Il tirait néanmoins un réconfort considérable de la pratique quiétiste consistant à passer de temps en temps la moitié de la nuit, assis devant la fenêtre ouverte, à méditer sur le miracle de cette existence féminine, tel un croyant perdu dans la contemplation mystique de sa propre foi ».
    Il serait tentant de parler de la fin, miracle de ruse, de feinte, qui mêle accessoires de coquetterie et illusion de la mort, mais je refuse d’en déflorer le mystère. C’est un texte tout en rigueur que ce duel, un des textes les plus ambigus du recueil de nouvelles A set of six publié en 1908.

     Stéphanie Hochet, mars 2009.
    
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